Un coup d’Etat numérique est de plus en plus possible
En résumé
Nos sociétés semblent de plus en plus polarisées. Le Brexit, l’élection présidentielle américaine de 2016, la crise du Covid et les tensions liées à la vaccination contre cette épidémie en sont des exemples. Cette tendance semble être en lien étroit avec l’essor croissant des plateformes numériques et des réseaux sociaux. La possibilité d’ajouter ou de supprimer un contact de son compte sur une plateforme tend à un entre-soi numérique où les individus dialoguent, partageant les mêmes pensées, sans contradiction.
Ces microcosmes virtuels ont changé les comportements. David Chavalarias, chercheur au Centre national de la recherche scientifique de Paris (CNRS) fait cette démonstration dans son livre Toxic Data, paru en avril chez Flammarion. «Ce à quoi nous sommes exposés a une influence sur notre manière de parler ou d’échanger avec les autres», explique-t-il. Le cercle social d’une personne se construisait auparavant sur des critères sociaux, économiques, démographiques ou confessionnels. Désormais, il se forme majoritairement via les plateformes numériques. Les suggestions de mise en relation d’un algorithme spécifique, l’envie de suivre l’auteur de publications sur un sujet précis ou les invitations de personnes inconnues viennent enrichir les interactions quotidiennes. Les vrais contacts ne représentent plus qu’une minorité du cercle social.
DÉBAT ORIENTÉ
Débattre ne se fait plus de la même manière. Facebook, Twitter ou Instagram ont remplacé les terrasses de café et les rencontres politiques. Les politiciens ont été contraints d’investir ce terrain numérique pour promouvoir leurs programmes ou leurs activités. Les fonctions de ciblage publicitaire leur donnent la possibilité d’atteindre une frange électorale en fonction de critères précis (âges, lieux de résidence, professions). David Chavalarias estime que l’utilisation récurrente de ces procédés pourrait mettre fin aux campagnes électorales: «On peut dire à quelqu’un ce qu’il veut entendre, faire de même pour ses opposants et personne ne peut vérifier la cohérence du discours.» Les algorithmes des plateformes dits de recommandation ont pour objectif de présenter un contenu en adéquation avec les intérêts du détenteur d’un compte, l’incitant à cliquer et à commenter.
Toxic Data apporte une information nouvelle: les algorithmes de recommandation proposent plus d’informations négatives que positives. Ce pessimisme attire l’attention des internautes, qui veulent en savoir plus pour se protéger. L’algorithme mémorise ces préférences et propose toujours plus de contenu anxiogène. La méthode de création des algorithmes reste un mystère. Ce codage opaque ferait office de loi, comme le résume Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), dans La Matrice, ouvrage publié chez Calmann-Lévy ce printemps. L’ancien journaliste du Point défend l’idée que la polarisation des sociétés est une conséquence de la dérégulation de ces plateformes. Chacun est libre d’éditer, de masquer ou de supprimer une publication. Ces choix ont souvent de lourdes conséquences, mais «qui va aller contre ces sociétés qui ont toutes vos données, même les plus personnelles?», pointe David Chavalarias, lors de la présentation de son livre à Genève en mai dernier.
DÉTOURNER LES OPPORTUNITÉS
Des groupes politiques ou des puissances étrangères ont rapidement compris comment tirer profit de ce système. Ils mènent une guerre de déstabilisation d’un genre nouveau contre leurs opposants en utilisant les options numériques proposées. L’épaisseur du mouvement est créée par l’intermédiaire de faux profils et la maîtrise des avancées technologiques de l’intelligence artificielle (faux visages, faux messages écrits ou fausses vidéos). Faire croire que plusieurs milliers de personnes défendent une cause, alors que le mouvement est moins massif dans la réalité afin d’exacerber les colères, de créer de la contestation et de faire basculer un choix vers son camp dans ce contexte devient un jeu d’enfant. «Le miracle de l’espace numérique est qu’un pays peut se faire attaquer ou subir des violences sans que cela ne requiert de présence physique. On peut pousser des agendas politiques de manière plus agile en multipliant la présence numérique», rapporte David Chavalarias.
Cette situation a été observée lors d’élections, où les choix se jouent parfois à un nombre de voix restreint, ou durant une crise. Le chercheur au CNRS donne l’exemple d’une manifestation contre une bibliothèque islamique à Houston, quelques semaines avant la présidentielle de 2016. «L’événement» a été mis sur pied depuis la Russie, via une fonctionnalité de FaceQuelles mesures pour contrer un coup d’Etat? Le temps de l’action vient après celui du constat. David Chavalarias et Christophe Deloire mettent en avant plusieurs mesures pour tenter d’enrayer le pouvoir des plateformes numériques et leurs conséquences néfastes. L’auteur de Toxic Data estime qu’il est nécessaire d’agir par la métapolitique et propose dix-huit solutions à la fin de son ouvrage. Certaines d’entre elles sont simples - comme la vérification de sources, le développement du sens critique ou l’identification des contacts. Il suggère de dissocier sa présence sur les réseaux en fonction de l’utilisation que l’on en fait et de donner une «priorité» à l’éducation. Le chercheur du CNRS invite à créer «des espaces numériques publics. De la même façon que nous finançons nos routes ou certaines infrastructures clé, il serait légitime que l’Etat finance des espaces sociaux en ligne libres de toute publicité et dotés d’une gouvernance citoyenne». David Chavalarias conseille deux propositions touchant les scrutins. La première est l’introduction du «jugement majoritaire». Ce principe de vote demande à chaque électeur d’évaluer tous les candidats à une élection sur une chaîne de valeurs, allant de «à rejeter» à «excellent». Tous les candidats ont le même nombre d’évaluations et le mieux évalué l’emporte une fois tous les votes récoltés. L’autre proposition est le «préférundum».
Ce terme, issu du langage scientifique, désigne un modèle de référendum offrant de voter pour ou contre plusieurs propositions sur un sujet important pour un pays. Le point de vue de Christophe Deloire est plus politique. Il propose à la fin de La Matrice une déclaration sur l’information et la démocratie. Elle contient la redéfinition du droit à l’information du citoyen et la garantie de la fiabilité des informations dont l’internaute a connaissance sur les plateformes numériques. Celles-ci se verraient imposer une obligation de «redevabilité», de «pluralisme» et une «neutralité politique, idéologique et religieuse» par la loi. Christophe Deloire se positionne en faveur d’une meilleure protection légale de la confidentialité et des données des usagers ainsi qu’une refonte de la déontologie pour les journalistes. Le Forum sur l’information et la démocratie, qu’il préside, a publié un rapport «pour mettre fin aux infodémies». A partir d’une centaine de contributions d’experts internationaux, il met sur la table deux cent cinquante recommandations pour endiguer ce phénomène qui met en péril les démocraties et les droits humains. book, pour favoriser le camp de Donald Trump. Les instigateurs avaient tout prévu. Ils ont organisé les manifestations en faveur et contre le projet afin d’augmenter les tensions entre les deux camps, avec l’ambition que les conservateurs en sortent victorieux. Les actions de l’Internet Research Agency, une organisation rattachée au gouvernement russe, réalisant de la diffusion de propagande sur internet selon les intérêts du Kremlin, sont aussi évoquées dans Toxic Data.
La possibilité de diffusion massive d’images et de vidéos fait également office d’arme de déstabilisation. Une image violente marque plus facilement l’esprit, assure David Chavalarias. Les individus ayant vu un tel contenu traduisent par la suite cette violence dans leurs choix. Certains groupuscules utilisent ce type de publication pour susciter une abstention massive d’électeurs ou fabriquer un vote barrage en rendant le vote pour un candidat émotionnellement désagréable. Dans l’isoloir, l’électeur ne pense plus au programme du candidat, mais aux images qu’il a vues sur les réseaux. Le vote est influencé par l’émotion, et non la raison. Toxic Data cite des exemples de communication sur les réseaux sociaux, lors de l’entre-deuxtours entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen en 2017, visant à favoriser la candidate.
L’absence de cadre législatif dans les démocraties pour empêcher ces attaques, le manque de régulation de la part des plateformes pour limiter la déstabilisation et les manipulations par des acteurs étrangers font qu’un coup d’Etat numérique est de plus en plus possible.