Interview de Frédéric Elsig

En résumé

«L’intelligence artistique se mesure». Frédéric Elsig, Historien de l’art, professeur associé en histoire de l’art médiéval, Université de Genève.

Il arrive dans le café où nous avons rendez-vous la mèche au vent, ébouriffé par la forte bise qui sévit en ce jour de mai. Pour venir à cet entretien, il a interrompu une séance au Musée d’Art et d’Histoire où il travaille avec une équipe de spécialistes à la mise en valeur publique des trésors cachés de cette vénérable institution. Ce rôle va bien à Frédéric Elsig, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève et auteur d’ouvrages pointus portant notamment sur l’évolution de l’art à la Renaissance, qui possède un don de vulgarisateur et de conteur remarquable. Entretien.

L’art a-t-il toujours été un marché?

Un marché spéculatif de l’art existait déjà dans l’Antiquité. Les œuvres étaient cotées en fonction de leurs qualités et de la notoriété de leurs auteurs. Des sculptures ou des tableaux de genres définis – comme des natures mortes ou des portraits – étaient en circulation. Il arrivait que des artistes deviennent soudainement célèbres et que leur production artistique se vende beaucoup plus cher. Cela change avec l’expansion du monde chrétien aux Vème et VIème siècles, au profit d’un système basé sur la commande. La capacité artistique individuelle demeure néanmoins. Cet état reste inchangé jusqu’au XIVème, lorsqu’un réseau de villes puissantes voit le jour en Italie. A cette époque, il y a un regain d’intérêt pour l’Antiquité. Les auteurs anciens sont redécouverts et lus, ce qui entraîne de nouvelles attentes. Des artistes de renom s’imposent, comme Giotto, qui puise une partie de son inspiration artistique de l’art antique.

Quelles ont été les conséquences de cette évolution?

L’une d’elles est le développement du connoisseurship (terme issu de l’ancien français connoisseur, désignant un amateur d’art éclairé – ndlr) dès le XVIIIème siècle, dont le but est notamment de distinguer une œuvre originale d’un faux. C’est un mouvement de bascule important dans le domaine de l’art: c’est grâce aux connoisseurs que les qualités intrinsèques d’un objet ou d’un ouvrage ont été reconnues, lui donnant le caractère d’œuvre d’art. Ce concept n’est pas à confondre avec celui de beaux-arts.

C’est-à-dire?

Les arts libéraux et les arts mécaniques, soit l’intellect versus le manuel, sont distingués dès la Renaissance. L’essor des academie del disegno, au milieu du XVIème siècle, fonde l’ancêtre de l’histoire de l’art. La notion de beaux-arts apparaît. La philosophie esthétique est dès lors détachée de l’utilité d’un ouvrage, qui a longtemps primé lors des commandes artistiques. Que ce soit pour une commande liturgique ou profane, les objets servaient par exemple à la prière ou à meubler un intérieur, montrant le statut social de celui qui passait commande. C’est aussi au XVIème siècle que la propagande par l’image apparaît, notamment avec la création d’estampes dans le cadre des disputes entre catholiques et réformés, ce qui est une autre forme d’utilité. Peu à peu, l’aspect pratique d’une œuvre perd de son importance.

Peut-on, dès lors, parler d’un nouveau marché de l’art?

L’expansion de ce marché est en effet phénoménale dès le XVIème, en parallèle avec celle des académies artistiques. Elle débute à Anvers au XVIème siècle, continue à Amsterdam au XVIIème siècle, puis à Paris et Londres au XVIIIème siècle. Une économie artistique existe, qui doit permettre à tout un chacun de rivaliser avec le statut princier.

Sur quoi reposent les critères pour reconnaître la qualité d’une œuvre et déterminer son prix?

Bernard de Mandeville, en 1728, rédige un essai, A search into the nature of society, qui fera date en la matière. L’écrivain et philosophe britannique d’origine néerlandaise y détermine quatre critères pour fixer les valeurs commerciales d’une œuvre d’art, qui ont toujours cours aujourd’hui. Le premier est la rareté, le deuxième, le pédigrée – de Mandeville entend par là la provenance d’un objet. S’il provient de la collection d’un prince, il vaudra davantage que s’il appartenait à un paysan. Le troisième critère est le nom de l’artiste et le quatrième la période de création de l’objet. Par exemple, les œuvres du début de la carrière de Rembrandt valaient pendant longtemps plus que celles de la fin de sa carrière. Les goûts des amateurs d’art ayant évolué, un siècle plus tard, les œuvres de la fin de vie du peintre étaient mieux cotées que celles de ses débuts. Avec l’apparition des musées, au milieu de XVIIIème siècle, l’histoire de l’art, liée à leur essor, se distingue de la critique d’art, liée au marché de l’art. Denis Diderot fut l’un des premiers critiques d’art et Johann Winkelmann, son contemporain, est considéré comme le fondateur de l’histoire de l’art.

Qu’est-ce qui a changé depuis?

Fondamentalement, rien. Les règles fixées au XVIIIème siècle sont toujours utilisées aujourd’hui. Les supports et les formats ont en revanche évolué. Dès la deuxième moitié du XIXème siècle, de nouveaux marchés de l’art se sont ouverts, notamment celui de la côte estaméricaine, avec des collectionneurs emblématiques comme John Pierpont Morgan ou Henry Clay Frick, puis de la côte ouest des Etats-Unis. Aujourd’hui, le marché de l’art s’est mondialisé, avec des foires de l’art sur tous les continents. Il a connu un changement d’échelle rapide: pendant longtemps, les œuvres étaient vendues sur catalogue, ce qui laissait un certain temps aux acheteurs avant de se décider. Avec l’ère numérique, l’immédiateté règne.

Peut-on définir l’art?

C’est une question complexe. Un historien autrichien, Ernst Gombrich, a écrit en 1950 une Histoire de l’art, à l’origine pour enfants. Son ouvrage a connu un succès inégalé, qui ne se dément pas. Il y écrit notamment que «l’art n’existe pas, seuls existent les artistes». La notion de l’art esthétique est apparue au XVIIIème siècle, redéfinie au XIXème siècle, puis au XXème. L’art est une notion relative: il faut placer les artistes et leurs œuvres dans un contexte. Ce caractère relativiste est apparu au travers d’œuvres comme l’urinoir ou le porte-bouteille de Marcel Duchamp, qui ont marqué le début du mouvement ready-made. Soudain, c’est l’environnement qui définit un objet comme étant de l’art. Les artistes ont déconstruit la notion d’art et continuent à le faire.

Un artiste est-il toujours d’abord un artisan?

Une des évolutions de l’art aux XXème et XXIème siècles voit certaines dimensions techniques et virtuoses retirées au profit de notions purement intellectuelles et d’un style propre au langage de l’artiste. Certains restent cependant des artisans très pointus: la dimension artisanale apparaît dans les œuvres qui ont une facture technique. Cela pose la question des techniques traditionnelles dans l’enseignement artisanal. Certaines écoles se sont détachées dès les années 1960-1970 de l’aspect technique de l’art, privilégiant la notion d’art conceptuel. Aujourd’hui, tout type d’artiste existe, de l’autodidacte à celui qui travaille sur la base d’une technique acquise.

Les artistes ont-ils toujours besoin de mécènes pour exister?

L’économie artistique dépend de grands marchands et galeries qui représentent un artiste sur la scène internationale. Les mécènes sont plutôt des collectionneurs qui font monter la cote d’un artiste, comme François Pinault et Bernard Arnault en France. Il existe tout un marché de galeries et d’artistes plus modestes qui, bien qu’ayant une empreinte locale, vivent de leur art.

Et qu’en est-il des subventions étatiques?

Les grands collectionneurs privés ont toujours fonctionné en complément de l’Etat, et certains lui ont donné leurs œuvres. L’intensité de cette collaboration dépend des périodes. Les initiatives les plus marquantes en matière d’art ont toujours été le fait de privés. Ainsi, on a vu au milieu du XIXème siècle la création des musées d’arts appliqués, sur le modèle de l’Exposition universelle de Londres en 1851. Des privés ont contribué aux collections de ces nouveaux musées, comme Gustave Revilliod et Walther Fol pour le Musée d’art et d’histoire à Genève.

L’art peut-il n’être qu’un investissement?

L’art peut être considéré comme une valeur refuge, mais cela dépend évidemment de la valeur de l’œuvre. En 1789, le banquier genevois François Tronchin a eu ces mots: «Mes tableaux valent plus que les louis d’or dans un coffre». C’est sans doute vrai, mais ça n’est valable que pour les valeurs stables. Il vaut donc mieux investir dans l’art ancien, qui fluctue généralement moins que l’art contemporain. Amour de l’art et investissement ne doivent pas être opposés. Ainsi, ces valeurs devraient être exposées, les collections privées ouvertes, ce que font très volontiers beaucoup de collectionneurs.

A partir de quand parle-t-on d’art?

La notion de qualité s’exprime notamment sur les plans stylistiques et techniques. L’intelligence artistique se mesure, même si certains critères clairement connus et reconnus aux XVIIème et XVIIIème siècles, par exemple, ont été perdus. Nous sommes aujourd’hui dans une période d’hyper relativité de la qualité. Ce qui peut être qualifié d’œuvre d’art dépend aussi de l’œil de celui qui la regarde. Il y a ainsi cette célèbre histoire d’un dessin d’Albrecht Dürer qu’un spécialiste de la prestigieuse galerie londonienne Agnews a vu chez un particulier et qui l’a reconnu comme étant de la main de cet artiste. Ce dessin, acquis trente dollars dans une vente aux Etats-Unis, en vaudrait aujourd’hui cinquante millions.

Une œuvre ne vaut donc quelque chose qu’au travers de l’œil de certains spécialistes?

Le plaisir de contempler une œuvre n’est-il pas également légitime? Le plaisir est difficile à définir. Pour moi, émotion et connaissance vont de pair. La connaissance fait partie du plaisir. L’émotion est tributaire d’une connaissance. C’est un vieux débat entre émotion et raison qui date de l’Antiquité.

Pourquoi les hommes se sont-ils toujours exprimés par l’art?

Ce besoin apparaît très tôt, comme en témoignent les dessins des grottes de Lascaux. Il y a vraisemblablement un besoin d’appréhender le réel, couplé à une dimension spirituelle.

La relation entre l’homme et son environnement est au cœur de cet art pariétal. Au début, et on le voit à Lascaux, les représentations n’avaient pas de sens de lecture. Il y a une immersion dans un monde fictif qui «flotte», et qui reproduit le monde réel.

Bien souvent, on aperçoit ce monde réel en fonction de ses modes de représentation. Ainsi, on a appris à apprécier les paysages et leur cadrage depuis le XVIème siècle. Nous sommes fortement conditionnés par ces images, comme par exemple un coucher de soleil en Italie derrière des cyprès. La création précède la perception de la réalité. Les enfants, naturellement et très rapidement, s’expriment de manière artistique. Cette trace artistique, individuelle ou collective, est universelle.