Télétravail à Genève et employeur à Berne: Quel est le tribunal territorialement compétent

En résumé

Un employeur peut-il être amené à devoir se défendre devant la juridiction prud’homale du lieu de télétravail de l’employé? Le Tribunal fédéral a dû répondre à cette question dans une affaire récente.

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Un employeur peut-il être amené à devoir se défendre devant la juridiction prud’homale du lieu de télétravail de l’employé? Le Tribunal fédéral a dû répondre à cette question dans une affaire récente1 . Avant de la présenter, nous rappellerons brièvement quels sont les principes juridiques applicables en la matière dans les litiges relevant du travail.

1. PRINCIPES JURIDIQUES

Le Code de procédure civile prévoit un for2 alternatif dans les litiges de droit du travail3 (art. 34 CPC), à savoir:

  • le tribunal du domicile ou du siège du défendeur, ou
  • celui du lieu où le travailleur exerce habituellement son activité professionnelle. L’employé ne peut pas renoncer à ce for avant la naissance du litige ou par acceptation tacite4 .

Définir le lieu où le travailleur exerce habituellement son activité professionnelle n’est pas toujours aisé. Pour ce faire, le Tribunal fédéral a précisé comment déterminer ce lieu5 . La méthode est la suivante: il convient de chercher avec quel lieu l’employé avait effectivement entretenu le plus d’attaches. Est ciblé le lieu où se situe effectivement le centre de l’activité concernée. N’entre pas en considération l’endroit désigné théoriquement comme lieu de travail, lorsque l’intention exprimée par les parties ne s’est pas concrétisée et qu’aucune activité n’y a été entreprise. Autrement dit, la manière dont la relation de travail s’est effectivement déroulée prime l’accord théorique préalable, que les parties sont libres de modifier.

Les circonstances du cas concret sont décisives. Il faut tenir compte des aspects quantitatifs et qualitatifs.

  • Lorsque le travailleur est occupé simultanément dans plusieurs endroits, prévaut celui qui se révèle manifestement central du point de vue de l’activité fournie.
  • Les voyageurs de commerce ou autres travailleurs affectés au service extérieur d’une entreprise n’ont parfois aucun point de rattachement géographique prépondérant. On peut cependant retenir un tel lien avec le lieu où le travailleur planifie et organise ses déplacements et accomplit ses tâches administratives. Il peut s’agir de son domicile personnel.
  • Le for peut donc se trouver là où l’employeur n’a aucun établissement ni aucune installation fixe.
  • Il ne faut envisager qu’avec retenue la situation singulière où aucun for du lieu de travail habituel n’est disponible.

2. AFFAIRE RÉCENTE RENDUE PAR LE TRIBUNAL FÉDÉRAL: TÉLÉTRAVAIL À GENÈVE, EMPLOYEUR À BERNE

Dans cette affaire, un responsable du marché international, en particulier de la France, avait été engagé par une société anonyme sise à Berne.

L’employé était alors domicilié dans le canton de Genève, où il travaillait et où ses enfants étaient scolarisés.

Le contrat de travail de durée indéterminée conclu par les parties désignait Berne comme lieu de travail. Il précisait aussi que l’employé, dans le cadre de ses tâches et de sa fonction, pouvait être amené à exercer son activité professionnelle ailleurs en Suisse ou à l’étranger.

Les parties avaient également conclu un accord de télétravail prévoyant l’installation d’une place de travail au domicile du travailleur à Genève, tout en laissant à sa disposition une place de travail au siège de l’entreprise à Berne. Cet accord précisait que le lieu de travail restait déterminé par le contrat individuel de travail.

Après la fin des rapports de travail, l’employé a réclamé à son employeur le paiement de plus de trois cent mille francs devant le Tribunal des prud’hommes du canton de Genève.

D’entrée de cause, l’employeur a soulevé un incident de procédure en dénonçant l’incompétence à raison du lieu du tribunal saisi. Le Tribunal prud’homal puis la Cour de justice genevoise ont rejeté l’exception et déclaré la demande recevable.

Le débat portait sur le point de savoir si le lieu de travail habituel était à Berne ou à Genève. La Cour de justice a désigné le canton de Genève comme lieu de travail habituel, pour les motifs suivants:

  • membre de la direction, l’employé se rendait à Berne environ deux jours par mois, parfois quatre, pour assister aux séances du comité de direction et rencontrer son supérieur hiérarchique;
  • l’employé n’avait pas un bureau individuel à Berne, mais partageait un bureau avec son subalterne, voire avec l’ensemble des représentants de l’entreprise en France;
  • il ne prenait pas seulement des décisions lorsqu’il se trouvait à Berne, mais exerçait aussi une fonction dirigeante depuis son domicile genevois, où avait été installé un poste de télétravail. Il accomplissait même son activité principalement à cet endroit quand il n’était pas en déplacement à l’étranger, et ce d’un point de vue tant quantitatif que qualitatif;
  • de son domicile à Genève, il était en contact permanent avec ses collaborateurs directs de l’entreprise en France et y organisait même des réunions avec les responsables de cette entité;
  • il ne se déplaçait pas forcément à Berne pour rencontrer son supérieur, mais discutait aussi avec lui par téléphone. Depuis son domicile, il était en communication permanente avec le siège de l’entreprise;
  • il y organisait ses déplacements et s’y acquittait de toutes ses tâches administratives. L’employeur a recouru devant le Tribunal fédéral, considérant que l’employé ne pouvait pas agir en justice devant les tribunaux genevois.

L’employeur faisait notamment valoir la clause insérée dans le contrat de travail, qui désignait la capitale comme lieu de travail. Le Tribunal fédéral n’a pas retenu cet argument, Berne n’étant pas le lieu où l’employé exerçait habituellement son travail. En effet, en tant que responsable du marché international, notamment de la France, l’employé se déplaçait fréquemment à l’étranger. Il se trouvait à l’étranger au maximum environ 50% de son temps. Lorsqu’il était en Suisse, l’employé passait plus de temps à son domicile à Genève qu’à Berne; l’activité qualitative à Genève était aussi plus importante qu’à Berne.

L’employeur reprochait également aux juges cantonaux d’avoir méconnu l’évolution technologique dans les rapports de travail, et d’avoir pris en compte le lieu où l’employé accomplissait son télétravail - soit son domicile genevois -, plutôt que le lieu d’impact du travail ainsi accompli, qu’il situe à Berne. Pour le Tribunal fédéral, en cas de travail à distance, par informatique et téléphone, l’endroit (ou les endroits) où est accomplie cette activité est certes digne de considération. Toutefois, il s’agit d’un élément parmi d’autres, voué à s’insérer dans l’appréciation globale des éléments quantitatifs et qualitatifs permettant de désigner le lieu habituel de l’activité.

Considérant que Genève était le lieu où l’employé exerçait habituellement son activité professionnelle, le Tribunal fédéral a rejeté le recours de l’employeur. Autrement dit, l’employé pouvait déposer sa demande en paiement devant la juridiction prud’homale genevoise.

3. CONCLUSION

Lorsqu’un employeur prévoit du télétravail en Suisse, il faut qu’il s’attende, en cas de conflit de droit du travail, à être amené à devoir se défendre devant les tribunaux du lieu de télétravail si celui-ci peut être considéré comme le lieu habituel de travail, ce qui dépend de critères quantitatifs et qualitatifs relatifs au lieu de travail effectif.


  1. Arrêt du Tribunal fédéral 4A_548/2021 du 22 mars 2022.
  2. Tribunal compétent à raison du lieu.
  3. Art. 34 Code de procédure civile suisse (CPC, RS 272).
  4. Art. 35 al. 1 let. d CPC.
  5. ATF 145 III 14 consid. 8 et 9; arrêt 4A_131/2019 du 11 septembre 2019 consid. 3; arrêt 4A_236/2016 du 23 août 2016 consid. 2 et 5.5.1.