Pénurie d’électricité, pandémie de grippe et panne du réseau mobile sont les trois principaux risques pour la Suisse.
En résumé
Interview de Stefan Brem, Chef analyse des risques et coordination de la recherche, Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, Office fédéral de la protection de la population
Comment la Suisse se prépare-telle aux risques?
Nous procédons à une identification systématique des risques qui pourraient toucher la population et ses moyens de subsistance de base. Nous les évaluons, mesurons leur impact et estimons leur fréquence. Nous étudions les risques en fonction de trois catégories: les risques naturels, technologiques et sociétaux. Ils sont mesurés dans leur intégralité avec le soutien des différents acteurs concernés: administrations fédérales et cantonales, scientifiques, acteurs économiques, académiques, etc. Actuellement, notre catalogue de dangers analysés en comprend quarante-quatre, allant des dangers naturels - influencé par le changement climatique – au terrorisme en passant par les cyberattaques ou les pandémies.
Vous distinguez trois catégories de risques. Pouvez-vous nous en dire plus?
La première catégorie s’intitule nature. Elle est bien définie et comprend des risques comme la grêle, les fortes chutes de neige, les vagues de froid, la canicule, les incendies de forêt, etc. La deuxième s’intitule technique. La Suisse est un pays technologiquement très avancé. C’est une de ses forces, mais cela crée aussi une dépendance qu’il faut maîtriser. On trouve dans cette catégorie tous les risques liés à l’énergie, au nucléaire, aux infrastructures, etc. La troisième catégorie, celle de la société, peut sembler moins bien délimitée. Elle comprend les risques d’attentat, de pandémie, d’épizootie, de conflit armé ou d’afflux de personnes en quête de protection. Ce dernier point est intéressant, parce qu’il ne s’agit pas d’un risque au sens de danger, mais il pourrait avoir, s’il se concrétise, une forte incidence sur la protection de la population, raison pour laquelle il fait partie de la liste
Depuis quand établissez-vous cette cartographie des risques?
La première analyse des risques a eu lieu en 2013. Nous en avions identifiés douze. En 2015, nous étions montés à trente-trois et, depuis 2020, nous travaillons sur quarantequatre dangers. Notre but n’est pas d’ajouter toujours plus de risques à notre catalogue, bien au contraire. Nous nous concentrons sur ceux qui font vraiment du sens et nous suivons leur évolution.
A quels intervalles ces risques sont-ils établis?
Tous les quatre ans. Cela correspond à une législature politique et permet aux cantons et aux acteurs concernés de les traduire en mesures concrètes. Certains risques sont complétés en fonction de l’actualité et font l’objet d’étapes intermédiaires. Ce rythme nous distingue clairement des activités du Service de renseignement de la Confédération, qui est beaucoup plus réactif. Il détecte et combat le terrorisme, l’extrémisme violent, l’espionnage, la propagation des armes de destruction massive et leurs vecteurs, ainsi que les cyberattaques visant les infrastructures critiques. Ses activités sont complémentaires aux nôtres.
Y a-t-il aussi des risques qui sortent du catalogue au fil du temps?
Cela peut arriver, parfois à des fins de précisions. Ainsi, le risque d’intempéries pourrait être abandonné, d’autres risques mieux définis, pouvant aussi faire partie de risques d’intempéries, ayant fait leur apparition. Mais il faut faire attention: supprimer un risque, le renommer ou le subdiviser peut rapidement donner l’illusion d’une fausse sécurité. Il y a aussi des enjeux de représentation des risques et de continuité. Enfin, certains dangers peuvent sembler moindres au fil du temps dans la représentation qu’en a la Confédération, mais rester très sensibles pour certains secteurs d’activité.
Quelle est la relation entre votre analyse des risques et celle des cantons?
Nous travaillons largement main dans la main. Nous disposons par exemple d’une liste d’une centaine de dangers que nous avons répertoriés et sur laquelle les cantons peuvent s’appuyer pour définir et mesurer les leurs. Les cantons sont responsables de la protection de la population sur leur territoire, leur rôle est donc essentiel. C’est également la raison pour laquelle ils font partie des discussions en amont de l’identification d’un risque, au même titre que d’autres professionnels. Le mécanisme qui conduit ensuite à la mise en place des mesures découlant des risques identifiés est identique au niveau des cantons. Ce sont les autorités cantonales qui doivent mettre en place les outils concrets servant à anticiper, à endiguer ou à minimiser les dangers.
Quels sont les risques jugés les plus importants au niveau suisse?
C’est la pénurie d’électricité, la pandémie de grippe et la panne du réseau mobile. Les deux premiers ont fait l’objet d’un exercice en 2014. Les scénarios qui sous-tendaient cet exercice ont été établis avec les acteurs concernés. Ainsi, pour la panne d’électricité, Swissgrid, Elcom, les autorités fédérales, les CFF, la branche de l’économie alimentaire, les grandes sociétés pourvoyeuses d’électricité, etc., ont participé. Une réelle prise de conscience de ce risque s’en est suivie, jusqu’aux plus hautes instances. On se souvient ainsi du président de la Confédération Guy Parmelin, qui alertait la population sur ces enjeux.
Quelles sont les mesures prises pour les combattre?
La Suisse a mis en place un système par étapes. Continuons à prendre l’exemple de la pénurie d’électricité. Il y a d’abord une question de planification et d’anticipation. Nous savons par exemple quand des travaux d’envergure sont prévus sur des barrages hydrauliques ou des centrales nucléaires, qui entraînent une baisse d’approvisionnement en électricité. Ces interruptions ou baisses de régime se planifient. Nous travaillons aussi étroitement avec les services météorologiques pour anticiper au mieux un hiver plus froid que la normale, par exemple. Si ces mesures anticipatoires ne suffisent pas, la Suisse met en place un plan en quatre étapes. Son but est d’éviter des coupures de courant incontrôlées, comme la Californie les a connues en 2000
Quelles sont ces étapes?
La première consiste à impliquer la population sur une base volontaire. Nous menons ainsi des campagnes de sensibilisation pour inciter les gens à baisser leur chauffage de quelques degrés, par exemple de passer de 24 à 21 degrés, ce qui amène déjà des résultats notables. Si cette première étape ne suffit pas, nous passons à la deuxième, qui consiste à exiger de certains secteurs d’activités des efforts de sobriété énergétique, qui n’impactent pas leur production. On peut par exemple penser à une obligation d’éteindre les panneaux publicitaires lumineux. Si cela n’est pas suffisant, alors nous passons à la troisième étape, qui oblige certaines entreprises à baisser leur consommation énergétique de 10% à 20%. Les entreprises qui pourraient être concernées par ces mesures en sont déjà informées et elles sont censées disposer d’un plan qui leur permette cette réduction significative à la demande des autorités. Chacune est libre de mettre en place les mesures qu’elle juge adéquates. Ainsi, un grand producteur alimentaire pourrait par exemple ne plus produire que des yogourts mais pas des flans, ce qui lui permettrait de fermer une ligne de production tout en continuant à proposer des desserts lactés à ses clients. Enfin, si rien ne va plus, la quatrième étape entre en vigueur: le courant en alternance. On peut imaginer que du courant soit fourni pendant huit heures, puis éteint pendant quatre heures, puis remis en route pour huit heures, etc. Cette dernière étape aurait un impact massif sur la vie de la population, mais aussi sur des infrastructures comme les CFF ou la téléphonie mobile. Heureusement, en ce qui concerne la pénurie d’électricité, nous n’avons jamais dû aller plus loin que l’étape un. Mais la Suisse est prête à enclencher le processus si c’est nécessaire.
Identifiez-vous des risques particuliers pour certaines entreprises ou certains secteurs d’activité?
Non, ce n’est pas de notre ressort. Notre analyse se situe à un niveau plus global. Les entreprises sont néanmoins parties prenantes lors de l’analyse et de l’identification des risques. Les dossiers et documents y relatifs sont à la disposition des sociétés qui en ont besoin et elles peuvent s’appuyer dessus pour créer leur propre cartographie des risques. En revanche, s’agissant de secteurs d’activité structurants pour la population, comme le transport aérien, les transports publics, la distribution d’eau, la production alimentaire, etc., nous intégrons les entreprises qui y sont actives. Les dangers qu’elles encourent sont aussi, d’une certaine manière, les nôtres.
Je constate avec une certaine surprise que le risque de tremblement de terre est le cinquième risque le plus élevé en Suisse. Qu’en est-il?
Sur certains sujets, et le tremblement de terre en fait largement partie, la population ressent une fausse sécurité. La Suisse se trouve à la rencontre des plaques tectoniques européenne et africaine, raison pour laquelle nous avons les Alpes. La question n’est donc pas de savoir si nous allons avoir un tremblement de terre d’envergure, mais quand. Et lorsqu’il arrivera, certaines régions très densément bâties, avec un nombre élevé d’infrastructures concentré sur un petit territoire, sont très menacées, comme les villes de Genève ou de Zurich. A contrario, les cantons connaissant davantage de secousses sismiques, comme le Valais, et ayant encore en mémoire un tremblement de terre dévastateur comme Bâle en 1356, construisent avec une attention accrue au risque sismique. Le cas échéant, ils seront donc mieux armés. Quoi qu’il en soit, le tremblement de terre est typiquement un risque avec une occurrence faible, mais avec un impact élevé.
L’avenir vous semble-t-il sombre?
Cela fait quinze ans que je travaille à l’Office fédéral de la protection de la population et j’ai passé quatre ans auparavant au Département fédéral des affaires étrangères. Depuis toutes ces années, j’ai remarqué une amélioration constante des relations et de la collaboration entre les départements. Nous sommes donc beaucoup mieux outillés en cas de survenance d’une crise, penser et agir en silo étant très dommageables dans l’urgence. Cette amélioration est non seulement notable au niveau fédéral, mais aussi entre la Confédération et les cantons, ce qui est réjouissant. Cela dit, entre la crise Covid et la guerre en Ukraine, l’incertitude règne et l’avenir peut en effet sembler préoccupant. La Suisse est extrêmement dépendante des livraisons de matières premières et de certains produits. Une perception objective de ce type de risques amène cependant une meilleure maîtrise de ceux-ci. Par rapport à la situation qui prévalait il y a une vingtaine d’années, nous sommes mieux lotis. Depuis une dizaine d’années, l’analyse de risques existe de manière large et des mesures concertées ont été prises. Le fédéralisme est aussi une chance, puisqu’il nous permet de tester certaines mesures à petite échelle, et de faire les aménagements nécessaires de façon agile avant de les étendre. L’innovation, qui est une des caractéristiques de la Suisse, aide aussi dans ce contexte.