Guerre en Ukraine: Que faire si un contrat ne peut pas être exécuté?

En résumé

Une entreprise suisse devait livrer du matériel de télécommunications à une entreprise russe. Elle a reçu le paiement avant l’adoption des sanctions contre la Russie. Elle ne peut cependant plus expédier sa cargaison. Que doit-elle faire?

Une entreprise suisse devait livrer du matériel de télécommunications à une entreprise russe. Elle a reçu le paiement avant l’adoption des sanctions contre la Russie. Elle ne peut cependant plus expédier sa cargaison, sous peine de contrevenir aux sanctions, ni rembourser l’entreprise russe, en raison de la déconnexion de la Russie du système financier international. Que doit-elle faire?

La réponse est loin d’être simple. «On se retrouve un peu comme au début de la pandémie, dans une situation inédite qui n’a pas été entièrement prévue par le droit», remarque Alexis Meleshko, avocat associé de l’étude MNP avocats (Genève et Moscou). Comme il y a deux ans, la loi peut fournir un certain nombre d’indications, mais elle reste très théorique face à la complexité de la situation et les réalités du terrain.

«Soyons réalistes. Vu la situation de guerre, dans de nombreux cas, les problèmes ne pourront pas être résolus par les tribunaux ni par les avocats, mais par des négociations entre les parties», estime Vincent Tattini, avocat fondateur de l’étude WATT LAW (Genève). Une analyse juridique devrait se baser sur plusieurs paramètres.

⇒ «Il existe une gradation dans l’impossibilité de fournir une prestation», remarque Vincent Tattini. «Elle peut être devenue économiquement insupportable, par exemple à cause de la dévaluation du rouble, même si théoriquement elle peut encore être exécutée. Elle peut aussi être matériellement impossible, par exemple parce qu’il n’y a plus d’entreprise (dans le pays en guerre - ndlr) ou qu’il n’est plus possible de trouver un transporteur pour acheminer la marchandise. Elle peut encore être devenue illégale en raison de sanctions imposées.»

Dans ce dernier cas, la question prend une autre dimension. En effet, «en effectuant la prestation, on s’exposerait à des sanctions pénales», remarque Dimitri Iafaev, avocat associé de l’étude Rappard Romanetti Iafaev & Avocats (Genève). Dans les autres cas, l’analyse peut être plus nuancée.

⇒ Quoi qu’il en soit, il faut lire attentivement le contrat. «Il s’agit de vérifier quel est le droit applicable, et si le contrat contient une clause de force majeure», remarque Alexis Meleshko. Le droit applicable varie de cas en cas. «Généralement, la partie la plus forte dans la négociation impose celui de son pays, ou éventuellement un droit neutre, car c’est un avantage pour cette dernière», relève Vincent Tattini.

Quant aux clauses de force majeure, il s’agit de dispositions contractuelles qui permettent à la partie qui se trouve dans l’incapacité d’exécuter sa prestation à cause d’un événement extérieur extraordinaire, imprévisible et insurmontable – tel qu’une guerre ou une pandémie – d’être exonérée de sa responsabilité pour le dommage subi par l’autre partie, du fait de cette inexécution. Une entreprise suisse avec un contrat de maintenance pour une machine installée en Russie ou en Ukraine pourrait par exemple l’invoquer pour s’exonérer de sa responsabilité, si elle ne respecte pas son obligation d’y envoyer un technicien en raison du manque de liaisons aériennes et, dans le cas de l’Ukraine, du danger causé par la guerre.

De plus, le contrat peut contenir des clauses de transfert du risque. «Il peut par exemple prévoir que la société qui livre un bien supporte le risque jusqu’à son chargement au port, et qu’ensuite elle en soit libérée», note Dimitri Iafaev. «Si un problème survient par la suite, c’est à l’autre partie d’en supporter les coûts.»

⇒ Si le contrat ne contient pas de clause de force majeure, pas de panique. La loi suisse prévoit que «l’obligation s’éteint lorsque l’exécution devient impossible par la suite de circonstances non imputables au débiteur» (CO 119). Les entreprises ne sont pas responsables de la guerre ni des sanctions adoptées par le Conseil fédéral; elles pourraient donc invoquer cet article pour justifier le fait qu’elles n’aient pas pu livrer un bien ou prêter un service prévu dans un contrat.

«Il faut pour cela qu’il soit objectivement impossible d’exécuter la prestation, c’est-à-dire qu’une personne placée dans les mêmes circonstances ne serait pas capable de le faire», précise Dimitri Iafaev. «Dire simplement qu’on estime la situation inacceptable et qu’on ne veut par conséquent plus travailler avec une entreprise russe ne constituerait pas une impossibilité objective.»

La loi russe contient des dispositions similaires.

A partir de là, l’entreprise doit agir. «La partie qui ne peut pas remplir ses obligations doit notifier immédiatement à l’autre partie, dans les formes prévues par le contrat, la survenance de l’événement constitutif de l’impossibilité de l’exécution», relève Tatiana Hornung-Konochenko, avocate chez WATT LAW. «S’il existe une clause à ce sujet dans le contrat, il conviendra de suivre scrupuleusement les modalités qu’elle prévoit.» De plus, elle doit prendre toutes les mesures nécessaires à atténuer le dommage que les deux pourraient subir. «Une entreprise suisse qui aurait expédié un conteneur de biens concernés par les sanctions à une entreprise russe avant l’entrée en vigueur de sanctions ne devrait pas at tendre qu’il soit saisi», donne en exemple Alexis Meleshko. «Elle devrait agir au plus vite pour minimiser les dommages qu’elle et l’entreprise russe peuvent subir.»

LA THÉORIE... À LA RÉALITÉ

Toutes ces considérations peuvent cependant se heurter à la réalité du terrain. La direction d’une usine de Kharkhiv ou Marioupol aura probablement des soucis plus urgents que de discuter des clauses de son contrat avec une entreprise suisse. Pour faire valoir ses droits, on peut avoir besoin de saisir les institutions chargées d’appliquer le droit civil. Elles ne fonctionnent pas nécessairement dans les zones de guerre. Le droit commercial nécessite un partenaire pour renégocier un contrat. «Malheureusement, de nombreuses entreprises ukrainiennes vont tout simplement disparaître», craint Tatiana Hornung-Konochenko.

La loi suisse prévoit qu’une entreprise qui aurait reçu un paiement pour une prestation qu’elle n’est pas en mesure de fournir devrait le rembourser, selon les dispositions relatives à l’enrichissement illégitime. Or, cela peut s’avérer impossible à cause des mesures financières prises contre la Russie. «Lorsque l’obligation de rembourser devient ellemême impossible parce que les paiements ne sont plus autorisés, on se trouve dans une double impossibilité; c’est une situation qui n’est pas prévue par la loi», remarque Alexis Meleshko.

Conclusion: dans une telle situation, le droit touche à ses limites. Nos interlocuteurs sont unanimes: c’est le moment de faire preuve de pragmatisme plutôt que de juridisme étroit. Ce qui signifie prendre contact avec son partenaire russe ou ukrainien et examiner avec lui s’il y a moyen de limiter les dommages et de trouver une solution à l’amiable, sans contrevenir à la loi.

Quels sont les biens et personnes concernés par les sanctions?

  • Les biens et services concernés par les sanctions européennes contre la Russie sont listés dans les annexes de l’ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine.
  • On peut vérifier si une personne est concernée par les sanctions sur le site du Secrétariat d’Etat à l’économie, sous «Recherche des destinataires de sanctions».