Les entreprises romandes à la recherche de spécialistes en informatique...
En résumé
Les chiffres donnent une idée du besoin. On parle, dans une récente étude, d’un manque de quelque quarante mille spécialistes en informatique d’ici à 2030.
Cette prévision réalisée par l’Institut d’études économiques de Bâle (IWSB) sur mandat de l’association ICT-Formation professionnelle Suisse en rejoint d’autres, qui annoncent depuis des années une pénurie de compétences dans les domaines liés au traitement des données numériques ou à la transformation digitale des entreprises. La situation semble ne pas pouvoir vraiment évoluer à court terme, même si différents acteurs tentent de sortir de l’ornière et de proposer des solutions satisfaisantes qui passent toutes, en général, par des processus de formation initiale ou continue.
ECOLE 42
L’école 42 Lausanne, soutenue par la FER Genève, a débuté ses activités en 2021. L’objectif? Former de futurs informaticiens et informaticiennes pour assurer à l’économie suisse l’arrivée de nouveaux talents sur le marché du travail, à l’heure où les besoins dans les métiers de la programmation sont de plus en plus prégnants. Le concept de l’école 42 est né en France et, en moins de dix ans, il a connu un grand succès dans plusieurs pays. Son arrivée en Suisse met en lumière des techniques pédagogiques innovantes comme la gamification ou l’apprentissage sans professeurs. «Nous formons de cent cinquante à deux cents développeurs par année, mais cela reste trop peu par rapport aux besoins du marché», commente Christophe Wagnière, directeur de l’école 42 Lausanne. En effet, l’arrivée en Suisse du concept de cette école trouve ses racines dans une pénurie de spécialistes en informatique qui dure depuis très longtemps.
«Les chiffres s’aggravent d’année en année, avec des causes multiples dont le départ à la retraite de nombreux informaticiens issus de la génération du baby-boom ou la crise sanitaire qui a accéléré la transformation numérique des organisations et le besoin de compétences qui en découle. Résultat: le recrutement de spécialistes IT demeure difficile – surtout pour les PME, notamment dans le secteur industriel, ou les administrations publiques – et les salaires s’envolent dans certaines régions, accentuant les charges pour les entreprises. Les coûts des projets informatiques ont tendance à augmenter également. Ces mêmes projets sont d’ailleurs parfois reportés ou abandonnés à cause du manque de main-d’œuvre qualifiée pour les mener à bien. Il y a un risque de perte compétitivité pour la Suisse.»
ENCOURAGER LES RECONVERSIONS PROFESSIONNELLES
Les métiers de l’informatique les plus touchés par les difficultés de recrutement? Ceux où une expertise est attendue, comme celle de savoir coder (autrement dit: savoir effectuer de la programmation informatique), compétence enseignée à l’école 42 Lausanne. «Le système de formation en Suisse est bon», assure Christophe Wagnière, mais «il faut le développer davantage encore».
Les pouvoirs publics comme les acteurs de l’économie doivent prendre conscience de ces enjeux et agir pour développer toutes les solutions possibles: formations initiales, formations continues, stages, apprentissages. Autre piste: encourager les reconversions professionnelles, les rendre plus simples à réaliser. «Les professionnels des ressources humaines ont aussi un rôle à jouer», commente Christophe Wagnière. L’école 42 Lausanne fait également beaucoup pour encourager les vocations féminines. Par exemple, du 17 au 21 octobre, les filles de 12 à 17 ans sont invitées à vivre une expérience digitale gratuitement au sein de la «pataugeoire», un stage de découverte à la programmation à destination des plus jeunes.
Chez Pictet Asset Management, on mise notamment sur la formation interne pour faire face au manque d’informaticiens
Le secteur bancaire correspond de plus en plus à un domaine où les compétences informatiques sont primordiales. Les spécialistes IT sont des collaborateurs et des collaboratrices très recherchés. «Les banques investissent beaucoup pour satisfaire ces nouveaux besoins», note ainsi Christophe Wagnière, directeur de l’école 42 Lausanne. Dès lors, comment une institution financière gère-t-elle les difficultés constatées pour recruter des experts indispensables pour la mise en place et le suivi de nombreux projets? Le témoignage de Pictet Asset Management à Genève donne des pistes pour mieux comprendre les problématiques en jeu.
«Notre activité de gestion d’actifs demande une expertise technologique de plus en plus grande, notamment pour soutenir les stratégies d’investissement, stratégies où la recherche de performance et d’efficience nécessite l’exploitation d’énormément de données ainsi qu’une haute disponibilité des systèmes. De plus, l’évolution de l’investissement vers la finance durable crée de nouveaux besoins en termes d’agrégation de données et de reporting détaillé», explique Martin Kunz, chief technology officer chez Pictet Asset Management. Les métiers liés au data engineering, à la gestion du cloud, du devOps (ingénierie informatique) et de l’agile (ingénierie logicielle) sont les plus soumis à une pression accrue. «Il est actuellement difficile de trouver suffisamment de ressources qualifiées dans ces domaines dans le bassin lémanique, ce qui n’aide pas à soulager cette pression» indique Martin Kunz.
Il ajoute: «Afin de parer à ce manque d’informaticiens, nous avons lancé il y a déjà plusieurs années des programmes graduate afin de recruter des personnes en début de carrière et de pouvoir les former au sein de Pictet. Du fait de notre présence internationale, il est également possible de recruter des talents de manière locale dans plusieurs pays européens. Cependant, pour des expertises de pointe, il n’est pas rare de devoir faire venir des ingénieurs spécialisés de l’étranger qui s’établissent alors à Genève».
COMPÉTITION AVEC LES GAFAM
Quelles sont, pour Martin Kunz, les causes profondes de cette pénurie de spécialistes en informatique? «La raison première est le manque d’ingénieurs en technologie. L’EPFL est une excellente école, mais elle ne suffit pas à combler les besoins actuels. De plus, le secteur financier est en compétition avec les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - ndlr), qui recrutent souvent les ingénieurs directement sur les campus. Finalement, et c’est une excellente chose pour la Suisse, de nombreux jeunes ingénieurs décident de lancer leur propre produit via une startup.» Encourager les carrières féminines pourrait correspondre à une piste intéressante pour bénéficier de plus de spécialistes IT sur le marché du travail suisse.
Toutefois, il s’agit là d’un effort qui portera ses fruits dans plusieurs années seulement. «Si trouver des ingénieurs est difficile, trouver des ingénieures l’est encore plus, car seulement 15% des diplômés en Information & Communication à l’EPFL sont des femmes. Il faut donc agir déjà au niveau du système scolaire afin d’encourager les femmes à se lancer dans une carrière liée à la technologie», note ainsi Martin Kunz. Il poursuit: «Les stéréotypes de genres n’ont plus lieu d’être aujourd’hui. Avec plus de femmes dans les filières technologiques, que ce soit dans les universités, dans les HES ou dans d’autres établissements comme l’école 42, l’écosystème lémanique pourrait se développer, avec des bénéfices pour tous les acteurs de l’économie».
Recherche d’informaticiens: quelles perspectives pour 2023?
«Avec la baisse des marchés et les incertitudes géopolitiques, l’année 2023 sera probablement une année de consolidation dans bien des industries», prédit Martin Kunz, chief technology officer chez Pictet Asset Management. «Cela n’offrira cependant qu’un court répit. Avec la digitalisation de la société actuelle et le recours à des bases de données toujours plus larges pour prendre des décisions d’investissement, la frontière entre business et technologie va devenir de plus en plus perméable et la pénurie d’experts informatiques se fera à nouveau ressentir.»
«Les tensions sur le marché de l’emploi concernent plus spécifiquement certains postes»
Hervé Nicolier est directeur des systèmes d’information de la FER Genève, poste qui permet une bonne observation des évolutions du marché de l’emploi concernant les informaticiens. «Il existe des tensions et un déséquilibre entre l’offre et la demande dans le secteur informatique. Toutefois, tous les postes ne sont pas concernés de la même façon. Les ingénieurs spécialistes du développement, des réseaux ou de la sécurité sont les experts les plus sollicités.» Hervé Nicolier met en évidence les multiples causes qui expliquent cette situation où les entreprises cherchent souvent en vain les talents dont elles ont besoin.
D’abord, les études pour devenir informaticienne ou informaticien sont exigeantes, donc sélectives. Elles impliquent de maîtriser de multiples technologies en constante évolution et une aisance dans les domaines scientifiques et techniques, mais aussi un savoir-être, des soft skills en lien, par exemple, avec la communication, la dynamique de groupe ou le leadership.
Ensuite, la concurrence entre les entreprises pour attirer les meilleurs profils exacerbe le phénomène de rareté. Dans cette perspective, les candidats regardent avec attention le salaire offert, mais pas seulement: «Ils souhaitent travailler sur des projets stimulants impliquant des technologies et des procédés innovants, dans un cadre de travail centré sur l’humain et porteur de sens. Les possibilités de formation et d’évolution sont aussi des facteurs différenciants». Le recrutement est réalisé de manière active en exploitant différents canaux (annonces en ligne, chasseurs de tête, réseaux sociaux, etc.).
Les multiples dimensions de la pénurie de main-d’œuvre
entreprise von Rundstedt, spécialiste des ressources humaines et de l’outplacement, en collaboration avec HR Today, principal média dédié aux ressources humaines en Suisse, a mené entre avril et août 2022 une étude de grande ampleur – 985 responsables des ressources humaines ont participé à l’enquête – concernant la pénurie de main-d’œuvre qualifiée en Suisse. Objectif? En savoir plus sur la réalité et les causes de cette pénurie et mettre en évidence les disparités entre les différents secteurs. «Les résultats de l’enquête dressent un tableau plus nuancé que prévu de la situation et révèlent les stratégies et les moyens mis en œuvre par les entreprises pour y faire face», explique von Rundstedt.
Parmi les conclusions de l’enquête figure une surprise: le secteur de la santé n’est pas le plus concerné par la pénurie de main-d’œuvre, plus de deux ans après le début de la crise sanitaire. Les secteurs les plus touchés par le manque de personnel sont l’informatique et le secteur technologique (47%), le commerce de détail (44%) et la production industrielle (34%). Autres informations: il manque plus souvent des compétences techniques spécialisées que des compétences numériques de base, tandis que les certificats et les diplômes ont perdu beaucoup de leur importance lors du recrutement. «Le message est clair: l’apprentissage se fait différemment!», affirme von Rundstedt.
La sécurité informatique en première ligne
À l’heure où les tentatives de piratage se multiplient et où le vol de données numériques pose des problèmes importants à l’économie suisse, la pénurie d’informaticiens signifie-t-elle que la sécurité des entreprises privées et des organisations publiques est menacée? A priori, non.
«Les entreprises ne sont pas devenues plus vulnérables. En revanche, les cyberattaques sont beaucoup plus fréquentes. Les structures qui sont en difficulté sont surtout celles qui souhaitent, pour diverses raisons, aller vite, rattraper le retard pris dans leur préparation face aux risques et faire appel dans un délai très court à des spécialistes de la sécurité informatique: leurs désirs peuvent se heurter au manque d’experts disponibles ou à des coûts très élevés.» Albert Rossier, directeur du Master of Advanced Studies en management de la sécurité des systèmes d’information (MAS MSSI) de la Haute école de gestion de Genève (HEG Genève) et membre du comité consultatif de l’Association suisse de la sécurité de l’information (CLUSIS), donne ainsi quelques clés pour comprendre les enjeux actuels en matière de sécurité informatique.
Les experts de ce domaine sont très demandés par les entreprises spécialisées dans ce type de travail. Les autres sociétés les engagent également, mais en proposant un nombre de postes moindre. Quoi qu’il en soit, le marché de l’emploi en Suisse concernant ce type de collaborateurs et de collaboratrices demeure tendu et beaucoup d’employeurs choisissent de former «en interne» des personnes pour effectuer les tâches liées à la sécurité des systèmes d’information.
Des frontaliers, formés dans les écoles françaises, sont aussi engagés pour essayer de répondre aux besoins des PME et des grands groupes, mais cela ne suffit pas. «Le MAS MSSI de la HEG Genève est un diplôme qui permet de former de nouveaux experts du domaine. Les débouchés sont donc nombreux pour celles et ceux qui suivent notre cursus. Idéalement, il faudrait créer un parcours de formation spécialisé dans la sécurité informatique qui débute dès le niveau bachelor, comme on peut en trouver dans certains pays. Cela pourrait créer de nouvelles vocations», souligne Albert Rossier. Ce dernier indique également que la sécurité des systèmes d’information ne se résume pas à la seule présence en nombre suffisant d’experts sur le marché de l’emploi: plus largement, il s’agit d’un problème de gouvernance et de prise de conscience par les entreprises du temps et de l’argent nécessaires pour assurer une gestion des risques optimale.