Réseau électrique de plus en plus difficile à stabiliser

En résumé

Faute d’accord bilatéral avec l’Union européenne, la Suisse se retrouve de plus en plus isolée et a une peine croissante à assurer la stabilité de son réseau et de son approvisionnement en électricité.

La Suisse a-t-elle besoin d’un accord sur l’électricité avec l’Union européenne? Après tout, elle produit globalement autant de courant qu’elle en consomme et s’est passée d’un tel accord jusque-là. Oui, mais les choses ne sont pas aussi simples. Au printemps et en été, lorsque les barrages de montagne sont bien remplis, la Suisse produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme et elle en exporte une partie. En hiver, quand la consommation est plus élevée et le niveau des barrages au plus bas, elle ne produit pas assez d’électricité et doit en importer. D’autres écarts entre production et consommation peuvent survenir en fonction de facteurs tels que l’heure ou la météo. La Suisse vend et achète donc constamment du courant à l’étranger et son réseau est étroitement interconnecté avec celui de ses voisins.

Pendant longtemps, les différents pays partageaient leurs prévisions de production et de consommation sur une base essentiellement pragmatique. Les importateurs et les exportateurs passaient des contrats directement entre eux. «A partir des années 1990, l’Union européenne a réglementé ce domaine de manière croissante», observe Jean- Christophe Füeg, chef Affaires Internationales à l’Office fédéral de l'énergie. La libéralisation du marché a ajouté une couche de complexité, rendant nécessaire l’introduction de nouveaux outils. Les échanges se déroulent donc de plus en plus sur des plateformes intégrées et informatisées, dotées de règles strictes et soumises au droit européen. Or, la participation de la Suisse à ces plateformes n’est pas toujours garantie. Dans certains cas, elle en est même carrément exclue.

Conséquences concrètes

Cette marginalisation a des conséquences très concrètes. Exemple: les échanges d’électricité entre la France et l’Allemagne ont beaucoup crû ces dernières années. «Comme le nombre d’interconnexions entre les deux pays n’a pas augmenté dans la même mesure, une partie du courant transite par la Suisse», explique Jean-Christophe Füeg. Or, depuis trois ou quatre ans, ces flux sont gérés par des algorithmes, sur une plateforme à laquelle la Suisse n’a pas accès. «Ces algorithmes distribuent les flux de manière à éviter de congestionner les réseaux des pays de l’UE», explique Jörg Spicker, Senior Strategic Advisor chez Swissgrid, l’organisme chargé de gérer le réseau à haute et très haute tension. «Ils ne prennent pas en compte les éventuelles congestions du réseau suisse. Ils considèrent même que sa capacité est illimitée!»

Résultat: Swissgrid fait de plus en plus souvent face à l’arrivée subite de flux d’électricité non planifiés, qui déséquilibrent le réseau. «C’est notamment le cas les nuits d’hiver, quand la production est plus faible que pendant la journée, ou l’été, quand on utilise beaucoup de climatisation et que la Suisse exporte», raconte Jörg Spicker. Or, un déséquilibre mal maîtrisé peut provoquer la mise hors service de lignes électriques ou de transformateurs, faisant courir le risque de pannes d’électricité. Dans les cas extrêmes, le réseau peut même s’effondrer, comme cela s’est passé dans une partie de l’Europe en 2006. Pour corriger les déséquilibres et éviter les pannes, Swissgrid est obligée de rediriger des flux de courant dans l’urgence, ou de demander à des producteurs d’augmenter ou de diminuer brusquement leur production, contre rétribution. «C’est compliqué, cela coûte cher et représente un risque pour la stabilité du réseau», observe Jörg Spicker. Parfois, il faut même demander à des producteurs étrangers d’augmenter ou de réduire leur production, ce qui coûte encore plus cher. La Suisse doit participer aux frais encourus, mais un accord cadre lui donnerait certainement une meilleure position pour négocier la répartition des frais.

Frontières ouvertes

Pourrait-on bloquer ces flux à la frontière? «Non, avec plus de quarante points d’interconnexion avec les pays avoisinants, c’est techniquement impossible », répond Michael Wider, président de l’Association des entreprises électriques. «Les réseaux électriques ont été bâtis de manière à faciliter les échanges, pas à les bloquer. Quand bien même pourrait-on le faire qu’on se mettrait en danger. Quand nous aurions besoin d’importer de l’électricité, qui nous dit que les pays voisins ne bloqueraient pas les flux à leur tour?»

La situation pourrait encore empirer. Le nouveau paquet énergétique de l’Union européenne prévoit en effet d’intensifier les flux transfrontaliers, ce qui touchera la Suisse par ricochet. Le photovoltaïque et l’éolien prennent en outre une part croissante. «Or, leur production est beaucoup plus difficile à anticiper que celle des centrales conventionnelles», remarque Michael Wider. Le consommateur ne perçoit encore rien de ces perturbations. Mais plus le temps passe, plus le risque de coupures de courant localisées et temporaires augmente. Aucun scénario n’est exclu, même si celui d’un effondrement du réseau n’est pas jugé probable et que Swissgrid dispose encore de moyens de défense en réserve pour l’éviter.

Un accord sur l’électricité avec l’UE permettrait donc à la Suisse d’être intégrée à la plateforme de gestion des flux d’électricité. «Ils deviendraient plus prévisibles, plus mesurés et plus faciles à gérer», résume Jörg Spicker. Avec à la clé, pour la Suisse, un réseau électrique plus sûr et à un coût moindre. Un texte était pratiquement prêt, mais il n’a pas pu être signé, faute d’accord cadre avec l’Union européenne. Tout ce travail pourrait être complètement remis en cause si l’initiative pour une immigration modérée était acceptée le 17 mai.


Les producteurs suisses également pénalisés

«Faute d’accord avec l’Union européenne, les gros producteurs suisses tels que les Forces motrices valaisannes, Axpo ou Alpiq sont exclus des plateformes de négoce d’électricité à court terme», regrette Michael Wider, président de l’Association des entreprises électriques suisses (AES). «Ce sont pourtant des marchés qui conviennent parfaitement aux barrages de montagne.» Contrairement aux centrales nucléaires ou à charbon, ils peuvent en effet augmenter ou diminuer leur production très rapidement pour répondre à des besoins à court terme. Or, ces besoins prennent de l’ampleur en Europe, pour compenser les fluctuations de la production du solaire et de l’éolien. Comme les billets d’avion, l’électricité vendue au dernier moment l’est à un prix plus élevé. L’exclusion de ces plateformes représente donc un énorme manque à gagner pour les producteurs suisses, alors même qu’ils ont investi des sommes pharaoniques dans des installations telles que les centrales de pompage-turbinage, qui ne peuvent être rentabilisées qu’en important et exportant massivement du courant. «L’exclusion de la Suisse pourrait s’étendre à d’autres produits et marchés», craint Michael Wider. Le manque à gagner serait alors encore plus substantiel.

«On peut continuer à commercer de manière bilatérale, mais c’est moins efficace», remarque Jean-Christophe Füeg, chef Affaires Internationales à l’Office fédéral de l'énergie. «Par exemple, si un producteur vend de l’électricité à un client étranger sur une des plateformes de négoce européennes, celle-ci réserve automatiquement les capacités de transport à la frontière (qui sont limitées - ndlr). Elle fait deux opérations en une.» Lorsque l’on procède à la même transaction de manière bilatérale, il faut réserver les capacités de transport séparément, ce qui est fastidieux, pour un résultat loin d’être garanti. Le temps que cela prend représente un gros handicap sur les marchés à court terme. Bref, les producteurs suisses ressemblent de plus en plus à un joueur de tennis qui devrait disputer Roland Garros avec une raquette et des chaussures des années 1980. Ne serait-il pas temps de signer un contrat avec un équipementier?