La chimie veut se défaire de sa dépendance au pétrole

En résumé

Un pôle de recherche national visant à rendre les procédés et les produits chimiques plus durables a été créé. Il veut revoir la manière dont on fabrique des produits chimiques et vise à réaliser des transferts de technologie vers l’industrie d’ici à sept ou huit ans.

Sans l’industrie chimique, de nombreux produits que nous utilisons quotidiennement, à commencer par les médicaments, les engrais ou les détergents, n’existeraient pas sous cette forme. Les services qu’a rendus cette science et l’industrie qui en est dérivée a néanmoins eu un coût considérable pour l’environnement. Il suffit de penser à la pollution par les microparticules de plastique, qui n’épargnent même pas les régions les plus isolées des océans. Une partie au moins de l’industrie chimique a pris conscience de ces problèmes il y a plusieurs décennies déjà. Elle a fait de nombreux efforts, de son propre chef ou sous l’impulsion des autorités politiques.

C’est ainsi qu’a été créé le programme Responsible Care, dès 1985. Il vise à améliorer constamment les performances en matière d’environnement, de santé et de sécurité des entreprises participantes. De nombreuses conventions internationales et lois nationales visent à limiter les dommages que les produits chimiques peuvent entraîner pour la santé, la sécurité et l’environnement. Le programme SUSChem permet à l’industrie européenne, à la recherche académique et à la politique d’échanger pour préparer un futur plus durable. Le règlement REACH de l’Union européenne, très contraignant, vise à améliorer la santé et l’environnement grâce à des procédures très strictes d’enregistrement, d’évaluation et d’autorisation des processus et des substances.

«Ces efforts sont essentiels; ils permettent d’obtenir un effet maximal dans un horizon court», juge Jérôme Waser, professeur associé en charge du Laboratoire de catalyse et synthèse organique de l’EPFL et codirecteur du nouveau pôle de recherche national sur la chimie verte, nommé «Procédés chimiques durables grâce au développement de catalyseurs». Ils ne suffiront cependant pas. Ils relèvent en effet en grande partie de ce que l’écologie industrielle qualifie d’approche end-of-the-pipe: on minimise les dégâts sans remettre en cause l’ensemble du modèle. «Un peu comme un constructeur automobile qui chercherait uniquement à réduire la consommation de ses moteurs à essence sans réfléchir à de nouveaux modes de propulsion», image Jérôme Waser. Ou «comme essayer d’enfermer un lion féroce dans une cage plutôt que de l’échanger contre un chat ou un chien domestique», renchérit le quotidien britannique The Guardian.

Changement de paradigme

Si cette approche a conduit à des améliorations substantielles - du moins dans les pays développés -, les efforts sont contrebalancés par la hausse constante de la production de produits chimiques, utilisés dans pratiquement tous les domaines. Elle est notamment liée à la croissance des pays émergents, au premier rang desquels la Chine. La part de cette dernière dans les ventes mondiales a doublé en une dizaine d’années et représente maintenant plus d’un tiers du total mondial. On projette ainsi un doublement de la production de plastique dans les années à venir, alors même qu’il pose déjà d’énormes problèmes de pollution.

Des chimistes réfléchissent donc à un changement de paradigme. Au lieu d’améliorer les processus et les produits existants pour minimiser leur impact ils veulent mettre au point de nouveaux procédés et produits inoffensifs. Autrement dit, plutôt que de limiter les dégâts, les prévenir. Les fondements de cette approche ont été proposés dès les années 1990, «mais ce n’est que depuis quelques années que l’on sent un véritable engouement», remarque Jérôme Waser.

Prise en compte de toutes les étapes

Les impacts dus à la chimie peuvent se situer à trois niveaux. Les matières premières sont généralement non renouvelables - on estime ainsi que plus de 90% des produits chimiques sont dérivés du pétrole - et leur extraction ou leur raffinement peut entraîner des dégâts environnementaux. Les procédés industriels eux-mêmes peuvent être polluants et gourmands en énergie - par exemple lorsqu’ils impliquent de chauffer des produits. Enfin, les substances chimiques peuvent se disséminer dans l’environnement, même lorsque les produits dans la composition desquels ils entrent sont utilisés ou éliminés correctement. Le laboratoire fédéral EMPA a ainsi récemment estimé qu’en trente ans, les pneus des automobiles ont disséminé deux cent mille tonnes de microparticules de caoutchouc dans l’environnement en Suisse, dont quarante mille ont fini dans les cours d’eau. La chimie verte prend donc en compte tous ces niveaux. Elle vise à utiliser des ingrédients renouvelables et inoffensifs et à les traiter de la manière la moins gourmande en énergie possible, sans causer de pollution.

Cette approche ne remet pas en cause les fondements de la discipline - les réactions de base restent les mêmes -, mais elle implique une toute autre manière de penser. On a en effet longtemps demandé aux chimistes de privilégier les méthodes ayant le meilleur rapport coût/efficacité plutôt que les plus durables. L’un d’eux témoignait ainsi récemment sur le site de The Guardian que rien dans sa formation ne l’avait préparé à évaluer les répercussions environnementales de son activité.

Travail taillé sur mesure

Des entreprises telles que Firmenich et Givaudan affirment déjà intégrer des éléments de la chimie verte et des startup se sont lancées sur ce créneau, à l’exemple de Bloom Biorenewables, issue de l’EPFL. Un travail titanesque reste cependant à faire. «Les industries y sont très intéressées, mais il faudra des années, voire des décennies pour que certains de ces procédés puissent être appliqués», remarque Jérôme Waser. «L’industrie ne peut pas se permettre d’entreprendre des recherches à aussi long terme.» C’est donc un travail taillé sur mesure pour la recherche publique.

Plusieurs consortiums scientifiques se sont déjà lancés au niveau mondial. La Suisse, avec le poids de son industrie chimique et pharmaceutique, ne veut pas se laisser distancer. C’est pourquoi le Pôle de recherche national a été créé, coordonné par Jérôme Waser, à l’EPFL, et par Javier Pérez- Ramírez, à l’EPFZ.