L'année terrible du commerce genevois

En résumé

Durement touchés par les deux fermetures décrétées par les autorités, les commerces genevois n’ont sauvé qu’une faible part du manque à gagner avec les solutions de type e-commerce ou Click & Collect.

Si 1992 a été l’annus horribilis de la monarchie britannique, selon l’expression de la reine Elisabeth, 2020 a été celle du commerce genevois. Contrairement à d’autres secteurs, le commerce de détail n’a pas abordé l’année en grande forme. Le tourisme d’achat et la concurrence des géants du ecommerce pesaient déjà lourdement sur certains magasins. Le secteur était en recul depuis plusieurs années, particulièrement dans le segment des vêtements et des chaussures.

Puis le 16 mars, les commerces non alimentaires ont dû fermer presque du jour au lendemain, dans toute la Suisse. «Je n’ai rien pu anticiper, j’ai dû jeter plusieurs kilos de chocolat et j’ai perdu 100% de mon chiffre d’affaires», témoigne Valérie Mudry, directrice de La Boutique Du Goût, un magasin où elle travaille seule et qui fait également office de salon de thé. Tous les commerces non alimentaires ont beaucoup souffert, mais l’étendue des dégâts a varié.

Les plus chanceux ont pu conserver leur stock pour le remettre en vente à la réouverture. «Une chemise blanche ou bleu ciel peut se vendre en juin, en décembre ou en avril de l’année suivante», remarque Vincent Bruat, qui gère Camicissima, une boutique de chemises au Métro Shopping Cornavin. Même chose pour la papeterie Brachard. «Heureusement, mars et avril ne sont pas de gros mois pour nous», note Jean-Marc Brachard, propriétaire associé.

En revanche, les boutiques de mode dont les collections sont calquées sur les saisons se sont trouvées dans une situation particulièrement difficile. «Les commandes de printemps sont passées l’année précédente», relève Sophie Dubuis, présidente de la Fédération du commerce genevois. «Quand les magasins ont réouvert en mai, les clients se projetaient déjà sur les collections d’été.» Dans ce cas, il faut essayer de trouver un arrangement avec son fournisseur, liquider ses stocks à prix cassés ou les garder pour l’année prochaine, pour autant qu’on dispose de la place nécessaire et de la possibilité de laisser du capital immobilisé aussi longtemps.

E-difficile

Les solutions de rechange se sont révélées difficiles à mettre en place. Passer au e-commerce requiert un investissement en temps et en argent pour un résultat pas toujours à la hauteur des attentes. Dans certains cas, la solution s’est révélée impraticable. «Si vous faites une commande pour une chemise sur le site de Camicissima, elle aboutit chez notre franchiseur en Italie, pas chez nous», indique Vincent Bruat.

Le site Genève Avenue a été conçu pour fédérer les commerces du canton sur une plateforme unique, mais n’en a attiré qu’une partie. «Si vous n’avez pas déjà un site internet et une gestion informatisée des stocks, cela peut être difficile à gérer», commente Sophie Dubuis. Ce canal entraînait également des frais, jusqu’à ce que le canton décide de les prendre à sa charge. Le e-commerce, enfin, n’est pas adapté à tous les cas. «Ceux qui s’en sont le mieux tirés sont ceux qui avaient déjà bien développé ce canal avant la crise», observe Sophie Dubuis. Ils ont peut-être réalisé 20% à 30% de leur chiffre d’affaires habituel.» «Pour nous, il a représenté de 3% à 5%», estime Jean-Marc Brachard.

Click & nothing

Le Click & Collect a également eu un succès limité. Les magasins qui possédaient de bonnes bases de données clients ont pu garder le contact avec eux et réaliser un certain volume d’affaires par ce canal. Pour d’autres, cela n’a pas très bien fonctionné. «Il m’est arrivé de faire plusieurs jours sans aucune vente», relate Valérie Mudry.

Enfin, seul environ 20% des commerçants ont pu obtenir des remises de loyer de leur bailleur dans le cadre du mécanisme mis en place par le canton, estime la Fédération du commerce genevois. Il ne concernait d’ailleurs que les baux d’un maximum de sept mille francs. Plusieurs enseignes ayant des loyers situés au-dessus de ce seuil ont néanmoins écrit au Conseil d’Etat. «Nous n’avons jamais reçu de réponse», regrette Jean-Marc Brachard.

Plus d’espoir non plus du côté de Berne: le parlement fédéral a enterré la semaine dernière un projet visant à exonérer de 60% du loyer les entreprises obligées de fermer pendant le premier semi-confinement et n’ayant pas bénéficié d’autres aides. Les commerces ont donc survécu tant bien que mal grâce au chômage partiel, aux réserves, aux éventuels prêts Covid-19, aux rares ventes et parfois au prix d’une totale disparition du revenu du patron ou de la patronne. «Il ne faut pas oublier que, quand on parle du commerce et de ses difficultés, il y a des êtres humains et des familles derrière», note Sophie Dubuis.

Réouverture contrastée

La réouverture, à partir du 11 mai, a été vécue très différemment par les uns et les autres. «Dans l’ensemble, la reprise a été très bonne, mais les chiffres d’affaires perdus ne seront pas récupérés», considère Sophie Dubuis. Tout le monde n’a cependant pas profité de la même manière de la situation. Pour la papeterie Brachard, la réouverture s’est très bien déroulée, grâce à une clientèle locale fidèle, avec cependant une baisse en juillet-août, due à l’absencede touristes. Camicissima, en revanche, n’a pas pu retrouver son volume antérieur. Une partie substantielle de la clientèle est en effet constituée d’hommes d’affaires et de visiteurs de la Genève internationale, qui se sont fait rares, sinon inexistants. De plus, «nos clients locaux sont très nombreux à être en télétravail», observe Vincent Bruat. La Boutique Du Goût a vu pour sa part son chiffre d’affaires s’effondrer d’environ 70% par rapport à 2019. «Une grande partie de mes clients étaient des touristes et je travaillais beaucoup avec les hôtels», explique Valérie Mudry.

Nouveaux coups

La réouverture de la frontière avec la France, le 15 juin, a eu un effet négatif immédiat, avec la reprise du tourisme d’achat. et les restrictions apportées au trafic automobile ont été mal vécues par les commerçants du centre. «Dans notre quartier, le panier moyen d’un vélo n’est pas du tout le même que celui d’un automobiliste», poursuit Valérie Mudry. Les restrictions apportées au trafic risquent de rabattre les clients vers les grandes surfaces hors centre, au détriment du petit commerce, craint-elle.

Les restrictions annoncées le 28 octobre par le Conseil fédéral (fermeture des bars et discothèque, des restaurants à 23 heures, extension de l’obligation de porter le masque, limitation des activités sportives, etc.), ont porté un nouveau coup au moral des consommateurs. Elles ont entraîné un recul des ventes de 20% dans le secteur de la mode et de 15% dans les grands magasins, au niveau suisse, selon une enquête de Swiss Retail Federation. «C’était réellement choquant pour les petits commerces qui avaient pourtant tout donné pour leur clientèle locale durant le confinement», se souvient Valérie Mudry.

C’est dans cette ambiance morose que Genève a décrété la deuxième fermeture, entre le 2 et le 27 novembre. Si elle a été plus brève et a concerné moins de commerces, elle a créé un grand sentiment d’injustice. Les commerçants genevois n’ont pas compris pourquoi ils devaient fermer alors qu’ils avaient mis en place des plans de protection, qu’ils n’ont jamais été considérés comme des foyers de propagation et que les magasins restaient ouverts dans le canton de Vaud1. Leurs confrères de la côte lémanique ont d’ailleurs connu une hausse sensible de leur chiffre d’affaires, vraisemblablement due aux Genevois. «Ce sont donc des achats que les commerces du canton ne récupéreront pas», note Sophie Dubuis. Et ce, alors que novembre est habituellement l’un des meilleurs mois de l’année.

La deuxième réouverture, en revanche, se passe généralement bien. Les Genevois ont apparemment envie de sortir. Noël approchant, il est également temps d’acheter des cadeaux. Décembre devrait permettre de retrouver du chiffre, afin de faire face aux échéances de fin et de début d’année. Commerçants et clients doivent cependant faire très attention à ne pas relâcher leur vigilance face au virus. Le commerce ne résistera pas à une troisième fermeture, admet la conseillère d’Etat Nathalie Fontanet.

1 Le Conseil d’Etat a expliqué à ce sujet qu’il s’agissait essentiellement d’éviter les déplacements et d’inciter la population à rester chez elle, même si les commerces ne représentaient pas des foyers notables de transmission. Le nombre de contaminations a d’ailleurs diminué de manière beaucoup plus marquée à Genève, qui partait de beaucoup plus haut, que dans les autres cantons. C’est grâce à la deuxième fermeture, estime le Conseil d’Etat.